une petite bio: Sartre par Mathieu

Publié le par Mlle Lacroix

Sartre

 

 

 

 

Le cas de Sartre est un peu spécial. Poulou a perdu son père avant sa naissance. Elevé par sa mère, chez ses grands-parents, une des explications de la connerie de ce personnage est bien sur, sans le père, un complexe d’Œdipe pas tout à fait bien réglé.

 

« En vérité, la prompte retraite de mon père m’avait gratifié d’un  « Œdipe » fort incomplet : pas de Sur-moi, d’accord, mais point d’agressivité non plus. Ma mère était à moi, personne ne m’en contestait la tranquille possession : j’ignorais la violence et la haine, on m’épargna ce dur apprentissage, la jalousie ; faute de m’être heurté à ses angles, je ne connus d’abord la réalité que par sa rieuse inconsistance. Contre qui, contre quoi me serais-je révolté : jamais le caprice d’un autre ne s’était prétendu ma loi. »

Sartre, Les Mots

 

A qui obéirais-je ? On me montre une jeune géante, on me dit que c'est ma mère. De moi-même, je la prendrais plutôt pour une sœur aînée. Cette vierge en résidence surveillée, soumise à tous, je vois bien qu'elle est là pour me servir. Je l'aime : mais comment la respecterais-je, si personne ne la respecte ? Il y a trois chambres dans notre maison : celle de mon grand-père, celle de ma grand-mère, celle des "enfants". Les "enfants", c'est nous : pareillement mineurs et pareillement entretenus. Mais tous les égards sont pour moi. Dans ma chambre, on a mis un lit de jeune fille. La jeune fille dort seule et s'éveille chastement ; je dors encore quand elle court prendre son "tub" à la salle de bains ; elle revient entièrement vêtue : comment serais-je né d'elle ?

Elle me raconte ses malheurs et je l'écoute avec compassion : plus tard je l'épouserai pour la protéger. Je le lui promets : j'étendrai ma main sur elle, je mettrai ma jeune importance à son service. Pense-t-on que je vais lui obéir ? J'ai la bonté de céder à ses prières. Elle ne me donne pas d'ordres d'ailleurs : elle esquisse en mots légers un avenir qu'elle me loue de bien vouloir réaliser : "Mon petit chéri sera bien mignon, bien raisonnable, il va se laisser mettre des gouttes dans le nez bien gentiment." Je me laisse prendre au piège de ces prophéties douillettes.

Sartre, Les Mots

 

 

Il écrit ainsi, dans le même livre, une ébauche d’auto-psychanalyse :

 

            « La mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie : elle rendit ma mère à ses chaînes et me donna la liberté.

         Il n'y a pas de bon père, c'est la règle ; qu'on n'en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des enfants, rien de mieux ; en avoir, quelle iniquité! Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m'eût écrasé. Par chance, il est mort en bas âge ; au milieu des Énées qui portent sur le dos leurs Anchises[1], je passe d'une rive à l'autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur leurs fils pour toute la vie ; j'ai laissé derrière moi un jeune mort qui n'eut pas le temps d'être mon père et qui pourrait être, aujourd'hui, mon fils. Fut-ce un mal ou un bien? Je ne sais ; mais je souscris volontiers au verdict d'un éminent psychanalyste: je n'ai pas de Sur-moi. »

Sartre, Les Mots

 

 

            Sartre, ce malin, s’est amusé toute sa vie a dévoiler et mettre en évidence les cotés les plus mauvais de l’être humain. Beaucoup de jeunes se suicideront d’ailleurs après avoir lu ses livres. Plus tard, il réalisera sa connerie, s’en repentira, et analysera les raisons de ses égarements » dans son autobiographie, Les Mots.

 

« Militant, je voulus me sauver par les œuvres; mystique, je tentai de dévoiler le silence de l'être par un bruissement contrarié de mots et, surtout, je confondis les choses avec leurs noms : c'est croire. J'avais la berlue. Tant qu'elle dura, je me tins pour tiré d'affaire. Je réussis à trente ans ce beau coup : d'écrire dans La Nausée — bien sincèrement, on peut me croire — l'existence injustifiée, saumâtre de mes congénères et mettre la mienne hors de cause. J'étais Roquentin, je montrais en lui, sans complaisance, la trame de ma vie ; en même temps j'étais moi, l'élu, annaliste des enfers, photomieroscope de verre et d'acier penché sur mes propres sirops protoplasmiques. Plus tard j'exposai gaîment que l'homme est impossible ; impossible moi-même je ne différais des autres que par le seul mandat de manifester cette impossibilité qui, du coup, se transfigurait, devenait ma possibilité la plus intime, l'objet de ma mission, le tremplin de ma gloire. J'étais prisonnier de ces évidences mais je ne les voyais pas : je voyais le monde à travers elles. Truqué jusqu'à l'os et mystifié, j'écrivais joyeusement sur notre malheureuse condition. Dogmatique je doutais de tout sauf d'être l'élu du doute ; je rétablissais d'une main ce que je détruisais de l'autre et je tenais l'inquiétude pour la garantie de ma sécurité ; j'étais heureux.
  J'ai changé. Je raconterai plus tard quels acides ont rongé les transparences déformantes qui m'enveloppaient, quand et comment j'ai fait l'apprentissage de la violence, découvert ma laideur — qui fut pendant longtemps mon principe négatif, la chaux vive où l'enfant merveilleux s'est dissous — par quelle raison je fus amené à penser systématiquement contre moi-même au point de mesurer l'évidence d'une idée au déplaisir qu'elle me causait. L'illusion rétrospective est en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout se délabre, l'édifice tombe en ruine, j'ai pincé le Saint-Esprit dans les caves et je l'en ai expulsé ; l'athéisme est une entreprise cruelle et de longue haleine : je crois l'avoir menée jusqu'au bout. Je vois clair, je suis désabusé, je connais mes vraies tâches, je mérite sûrement un prix de civisme ; depuis à peu près dix ans je suis un homme qui s'éveille, guéri d'une longue, amère et douce folie et qui n'en revient pas et qui ne peut se rappeler sans rire ses anciens errements et qui ne sait plus que faire de sa vie. Je suis redevenu le voyageur sans billet que j'étais à sept ans : le contrôleur est entré dans mon compartiment, il me regarde, moins sévère qu'autrefois : en fait il ne demande qu'à s'en aller, qu'à me laisser finir le voyage en paix ; que je lui donne une excuse valable, n'importe laquelle, il s'en contentera. Malheureusement je n'en trouve aucune et, d'ailleurs, je n'ai même pas l'envie d'en chercher : nous resterons en tête à tête, dans le malaise, jusqu'à Dijon où je sais fort bien que personne ne m'attend.
  J'ai désinvesti mais je n'ai pas défroqué : j'écris toujours. Que faire d'autre?
  Nulla dies sine linea.
  C'est mon habitude et puis c'est mon métier. Longtemps j'ai pris ma plume pour une épée, à présent je connais notre impuissance. N'importe : je fais, je ferai des livres ; il en faut ; cela sert tout de même. La culture ne sauve rien ni personne, elle ne justifie pas. Mais c'est un produit de l'homme : il s'y projette, s'y reconnaît; seul, ce miroir critique lui offre son image. Du reste, ce vieux bâtiment ruineux, mon imposture, c'est aussi mon caractère : on se défait d'une névrose, on ne se guérit pas de soi. »

Sartre, Les Mots

 

 

            Il faut faire attention avec Sartre. Par exemple, son célèbre « Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les autres » (Huis Clos) n’était pas un grognement d’insociable, égoïste, dépressif, et renfermé sur lui-même, signifiant « Fuck le monde, les Autres c’est de la merde, y a que moi qui vaut la peine d’exister ici ». Non, cela a un sens bien plus profond. Sartre voulait dire par là que c’était la société qui imposait le rythme du temps, des horaires, et non le Temps lui-même, ne lui en voulez pas. La société (les Autres) se sert juste du Temps. De même pour la vieillesse, l’âge, c’est les Autres qui disent que l’on est vieux ; par rapport aux Autres que l’on a les repères qui peuvent parfois faire souffrir (« l’Enfer »). Je connaissais, par exemple, un homme très âgé que l’on voulait envoyer en maison de retraite : il refusait en s’écriant « Oh non, j’veux pas aller avec les vieux ! ». Il ne se sentait pas du tout vieux.

 

             De même, Eric-Emmanuel Schmitt fait dire à Freud dans Le Visiteur :

 « - On ne change pas, Anna, c’est le monde qui change, les hommes qui se pressent, les bouches qui chuchotent, et les hivers plus froids, et les étés plus lourds, les marches plus hautes, les livres écrits plus petit, les soupes qui manquent de sucre, l’amour qui perd son goût, … c’est une conspiration des autres, car au fond de soi on ne change pas. »

 

Ce « l’Enfer, c’est les autres » s’applique à bien d’autres domaines, mais on a bien vu maintenant qu’en recherchant le vrai sens de cette phrase, on comprend des idées bien plus intéressantes qu’on ne pouvait le croire au début, avec le premier sens erroné.

 

            Sartre a réfléchit à bien d’autres idées, comme, entre autres, celles sur la « liberté » 

 - l’excuse « j’avais pas le choix » n’est pas valable : on a toujours le choix

 - on est réellement libre quand on a le choix et que l’on sait quels risques et quels avantages correspondent à chacun des choix

 

            Donc Sartre, oui, mais avec votre prof de philo.

           

Il n’empêche que Sartre reste un des plus importants écrivains du XXème siècle, et ses œuvres l’unes des plus grandes de son temps. Merci Poulou !



[1] Anchise : le héros troyen a sauvé son père Anchise de Troie, en le portant sur ses épaules.

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